Le combat contre le terrorisme d'Al-Qaïda

Quand les Forces Spéciales traquent les Djihadistes en Afrique, en Asie, au Proche-Orient et en Europe

Le syndrome post-traumatique, l’autre blessure de guerre

Hantés par ce qu’ils ont vécu, 1 500 soldats français souffrent de syndrome post-traumatique (SPT), des hommes désormais incapables de se battre.

3007900lpw-3008210-article-soldats-centrafrique-spt-jpg_3388997_660x281Toutes les nuits, le caporal-chef Nicolas B.*, les yeux écarquillés dans le noir, fixe le plafond tandis que ses camarades dorment. Nous sommes en janvier 2013 : incapable de trouver le repos, Nicolas revit inlassablement une scène qui s’est déroulée un an plus tôt en Afghanistan. Engagé dans un régiment de chasseurs alpins, il se bat alors, à 23 ans, sur son premier théâtre d’opérations. Il a déjà vécu de nombreux échanges de tirs avec l’ennemi et il tient parfaitement le coup, jusqu’à ce jour maudit où son unité, partie installer un poste de surveillance à 900 mètres d’altitude, reçoit l’ordre de poser au sol le paquetage, le gilet pare-balles et les armes. Le commandement croit être à l’abri : les hommes, essoufflés, seront ainsi plus libres de leurs mouvements. Nicolas, comme les autres, se débarrasse de son arme. Et les balles afghanes se mettent à siffler. L’une d’elles touche, à 10 mètres de lui, l’un de ses camarades à la tête. Impossible de riposter, de se défendre. Durant cet interminable quart d’heure de rafales ininterrompues, les soldats français désarmés sont tirés comme des lapins, incroyablement vulnérables, attendant un appui logistique qui tarde à arriver : « fixés », comme on dit dans le jargon militaire.

De retour en France, pendant ses nuits d’insomnie, Nicolas entend le bruit des balles qui ricochent sur les pierres. Il est le seul de son bataillon à avoir complètement perdu le sommeil. Il a honte de lui-même, n’a plus goût à rien, et il ne cesse, épuisé par ces nuits affreuses, de se blesser le jour à l’entraînement. En juin 2013, un an après son retour, un syndrome post-traumatique est diagnostiqué à l’hôpital interarmées de Toulon.

Le caporal Antoine X. raconte, lui, une sidérante course folle. En juin 2015, il quitte brusquement une soirée amicale à Roquebrune, et ne reprend ses esprits qu’à des kilomètres de là, au pied de son immeuble, à Fréjus, couvert de boue, lacéré par les ronces, le portable égaré et sans aucun souvenir du chemin parcouru : 15 kilomètres avalés d’une traite, en pleine nuit. Il est rentré d’Afghanistan cinq ans plus tôt, vient juste de réintégrer son régiment après des semaines de Vigipirate à Paris, et ces heures d’inaction à faire les cent pas dans les gares parisiennes ont, brutalement, fait céder les digues. Cette course, lui expliquera plus tard un psychiatre, fut sans doute pour lui une façon de revivre une autre fuite, celle-là dans les montagnes afghanes : tombé avec son unité dans un guet-apens, « fixé » par les tirs ennemis, Antoine a, cinq ans auparavant, sauvé sa peau en courant, un sprint terrifiant durant lequel il a cru mourir vingt fois sous les balles. Un syndrome post-traumatique est diagnostiqué en août 2015.

Ces hurlements, je les entends encore nuit et jour

Depuis, Antoine est en arrêt maladie et se morfond dans son petit appartement de Fréjus. Il a été déclaré « inapte » par le Service de santé des armées. Rencontre un psychologue une fois par mois. Joue à la console à longueur de journée. Et fume comme un pompier. Sur sa terrasse donnant sur la voie ferrée, il dispose sur la table un cendrier, un briquet et un paquet de cigarettes pour figurer les positions des chars français et des ennemis afghans et mimer les scènes de « contact ». Toutes les nuits, il les revit et se réveille en sueur. Une scène en particulier le hante : ce jour-là, le véhicule blindé qui précède le sien au sein du convoi français saute sur un IED – Implosive Explosive Device -, et Antoine raconte la déflagration à quelques mètres de lui, la terre qui lui remplit la bouche et les narines, les oreilles devenues sourdes malgré le casque de protection, la terreur quand il fallut aller secourir, sous les balles ennemies, les frères d’armes prisonniers du véhicule en feu. Il évoque son camarade en flammes, que l’on attrape et que l’on jette, pour tenter de le sauver, dans une flaque d’eau froide, décrit le tissu de l’uniforme qui a pénétré sa peau, parle de ses cris de douleur lorsque les secours le sortent de l’eau. « Il est mort peu de temps après, dit-il. Ces hurlements, je les entends encore nuit et jour. »

À bout. Un soldat français sur la base de Bambari (Centrafrique, août 2014). © Edouard Elias

« Ce sont les plus plus aguerris que l’on perd »

Comme elle est réelle, comme elle est brutale, cette guerre moderne que l’on croit à tort virtuelle, que l’on imagine menée à distance par des soldats surprotégés. Aujourd’hui, 1 500 militaires français souffrent de syndrome post-traumatique. Et 1 000 d’entre eux sont en arrêt maladie. L’équivalent d’un régiment entier au tapis… « Contrairement aux blessés physiques, qui d’une manière ou d’une autre veulent réintégrer l’institution militaire, 75 % des blessés psychiques souhaitent quitter définitivement l’armée », s’alarme le député Olivier Audibert-Troin, coauteur d’un rapport publié en 2013 sur le suivi et le traitement des blessés de l’armée française. « Or ces soldats sont par définition ceux que l’on a déjà envoyés en opex (opération extérieure), ce sont donc les mieux formés, les plus aguerris que l’on perd. »

Les chiffres sont exponentiels

Aujourd’hui, la Cabat (Cellule d’aide aux blessés de l’armée de terre) reçoit en moyenne chaque mois sept nouveaux dossiers de blessés psychiques lourds ayant servi en Afghanistan, une quinzaine ayant servi en Centrafrique, et gère 177 cas de militaires revenus du Mali et souffrant aujourd’hui de syndrome post-traumatique sévère. « En septembre 2013, explique le colonel Malou, directeur de la Cabat, les chiffres ont littéralement explosé, et sont depuis exponentiels. »

Reconnu comme blessure de guerre en 1992, le syndrome post-traumatique, ou SPT, fait l’objet depuis quelques années d’un considérable effort de repérage de la part des autorités militaires. La mise en place en 2013 d’un Numéro vert, Cellule écoute Défense, et l’obligation depuis trois ans de se soumettre à un test de dépistage trois à six mois après le retour d’opex expliquent, en partie, cette augmentation des cas. Mais en partie seulement. Car ces chiffres inquiétants sont aussi une conséquence directe des opérations successives dans lesquelles notre armée s’est trouvée engagée ces dernières années, les soldats français étant beaucoup mis à contribution dans des conditions qui sont loin, bien loin d’être optimales. « Il y a un effet de superposition, explique le colonel Malou. Le SPT peut apparaître parce qu’une nouvelle opération ravive le trauma de la précédente. Les cas de ce genre sont innombrables : au Mali, beaucoup avaient déjà servi en Afghanistan et étaient mentalement épuisés. Parmi les blessés psychiques lourds revenus de Sangaris, nombreux avaient déjà vécu le traumatisme d’Uzbin (1). »

Une pathologie de la mémoire

On arguera évidemment qu’affronter la mort, la peur et les scènes de guerre fait partie du métier, et on supposera, à tort, que leur formation prépare nos soldats à cette confrontation. En réalité, si bien formé, solide, aguerri soit-on, et peu importe, au fond, que l’on soit civil ou bien militaire, nul ne peut se prémunir contre le syndrome post-traumatique. « Même de grands chefs militaires, on l’admet enfin aujourd’hui, peuvent un jour s’effondrer, explique le docteur Laurent Melchior Martinez, coordinateur national du Service médico-psychologique des armées et ancien psy des forces spéciales. À l’origine, il y a toujours une rencontre surprenante, traumatique avec le réel de la mort. Un son, une odeur, la vision d’un visage abîmé, d’un charnier, quelque chose qui vient s’imprimer profondément dans l’inconscient et resurgira un jour, explique-t-il. L’irritabilité, la dépression, l’insomnie, l’état d’hypervigilance peuvent se manifester parfois après des années de latence. Et le symptôme cardinal, c’est la répétition : les mêmes cauchemars, les mêmes flashs visuels, les mêmes pensées intrusives reviennent, comme si le passé s’imposait au présent. Le SPT est une pathologie de la mémoire. »

La plupart de nos soldats partis en Centrafrique ont assisté à des scènes de massacre : lynchage, démembrage ou anthropophagie

Pour repérer le plus tôt possible les situations à risque, ou les soldats ayant subi un trauma tel qu’il pourrait bien réapparaître un jour sous forme de SPT, l’armée française envoie de plus en plus souvent ses psys sur les théâtres d’opérations. Elle est l’une des seules armées au monde à le faire. Le professeur Franck de Terrasson de Montleau, chef du service de psychiatrie du HIA de Percy, est intervenu entre autres à Uzbin, puis en janvier 2013 à Bangui durant l’opération Sangaris. Il y a effectué des débriefings individuels et collectifs, accompagné des soldats en patrouille, et décrit aujourd’hui une situation de chaos inouï : un rythme opérationnel très dense, des conditions – promiscuité, dysenterie, chaleur – terribles, et surtout une mission d’interposition entre communautés extrêmement complexe à remplir. « La plupart de nos soldats partis en Centrafrique ont assisté à des scènes de massacre : lynchage, démembrage ou anthropophagie, raconte-t-il. Ils étaient censés s’interposer entre les communautés, mais les massacres étaient souvent perpétrés par des foules, et on ne tire pas sur des foules, d’où, en plus de ces scènes déshumanisantes, un sentiment intense d’impuissance. Or, le sens de la mission, cela compte. » Au moins 136 soldats revenus de Sangaris sont aujourd’hui en arrêt maladie longue durée, suivis pour syndrome post-traumatique sévère. « Tous les facteurs étaient réunis », soupire le psychiatre.

Sas de décompression indispensable

Pour Olivier Audibert-Troin, le fait que Sangaris-1, le premier contingent français envoyé pour couvrir le théâtre centrafricain, n’ait pu bénéficier, faute de réactivité des autorités, de sas de décompression, explique en partie le nombre élevé de SPT diagnostiqués par la suite. Le sas de fin de mission, activé désormais de façon quasi systématique de retour d’opex, est un temps de repos de trois jours, passé à l’hôtel, durant lesquel le soldat peut se préparer au retour, rencontrer un psy, bénéficier de débriefings. Olivier Audibert-Troin a vécu avec les militaires de Sangaris-2 ces trois jours de décompression à Chypre. Et y a rencontré des hommes littéralement défaits. « Il faut que les Français sachent avec quel genre d’images nos militaires rentrent chez eux, dit-il. L’un de ces jeunes soldats avait surpris une partie de football, dans les rues de Bangui, où ce qui tenait lieu de ballon était une tête humaine. Sans cette période de décompression, le lendemain de cette vision d’horreur, il poussait son chariot dans un supermarché avec femme et enfant. Le sas, ce n’est pas un luxe, c’est indispensable. »

Le docteur Laurent Melchior Martinez est coordinateur national du Service médico-psychologique des armées, ancien psy des forces spéciales. Il fait partie des militaires qui font changer le regard de l’armée sur le SPT. © Edouard Elias pour « Le Point »
On buvait comme des trous en ressassant ce qu’on avait vécu là-bas

Pourtant, Antoine a bénéficié d’un sas après sa mission en Afghanistan. Et en ricane encore. « On a juste profité de tout ce qui nous avait été interdit pendant six mois : boire, faire la bringue. Au débriefing collectif, on était encore soûls de la veille, raconte-t-il. Le psy a posé des questions, mais qu’est-ce que vous voulez qu’on réponde devant les copains ? On n’a pas tenu pendant six mois pour s’effondrer devant les autres. » Antoine en veut à l’encadrement militaire de l’avoir si longuement – cinq ans – laissé s’enfoncer sans repérer ses troubles. Il évoque avec dégoût le discours jugé lénifiant du « padre » – surnom donné à l’aumônier -, après l’explosion du véhicule blindé qui l’a tellement marqué. « Qu’est-ce que Dieu a à voir là-dedans ? De toute façon, sur place, on est dans l’action, on tient. C’est après que ça dégringole. » Il raconte le cauchemar du retour à la vie normale, les colères à répétition, contre sa femme et son jeune fils. Un an plus tard, envoyé en famille en poste en Guyane, il retrouve des collègues qui ont comme lui connu l’Afghanistan et il ne les quitte plus. « On passait notre vie ensemble, on buvait comme des trous en ressassant ce qu’on avait vécu là-bas. J’allais de plus en plus mal, je m’éloignais de mes proches, j’arrivais en retard et souvent soûl à mon travail. Mais mes supérieurs ne voyaient rien. J’ai même eu droit à la médaille de la Valeur militaire », dit-il écoeuré.

« Ce qui intéresse les généraux, c’est d’avoir une armée efficace, pas de savoir si M. X, dans le civil, se sent bien, regrette Jacques Bessy, président de l’Adefrodmil, l’Association de défense des droits des militaires. « Le problème est que la médecine militaire est une médecine d’élimination : vous dites que vous allez mal, vous êtes éjecté. » Voilà ce qui retient celui qui appartient à un régiment de combat d’oser lever le doigt pour avouer qu’il perd les pédales. L’aboutissement de son travail quotidien, ce à quoi il se prépare à longueur d’année, ce dont dépend aussi sa progression de carrière, c’est le départ en opération extérieure. S’il avoue qu’il va mal, que le jour il sursaute au moindre bruit, que la nuit il cauchemarde, il ne partira pas.

Sans le savoir, j’étais devenu accro au combat, aux armes

Le sergent-chef Ratten, 42 ans et vingt-cinq ans de service, dit qu’il a pendant des années raconté aux psys militaires ce qu’ils voulaient entendre de peur d’être déclaré « inapte ». Ratten autrefois était un timide, un doux. Bercé par les récits de son grand-père, ancien combattant, il s’engage pourtant, à 17 ans. Et au retour de sa première mission en Somalie, un an plus tard, Ratten le tendre n’est plus le même homme. « J’ai perdu un chef de section là-bas, et j’ai brutalement vieilli de dix ans. En revenant en France, j’étais perdu, j’avais le sentiment d’avoir vécu des choses que le commun des mortels ne connaissait pas, tout me paraissait fade. Sans le savoir, j’étais devenu accro au combat, aux armes. » Suivront dix-sept opérations extérieures, au Rwanda, au Tchad, au Kosovo, en Centrafrique, plusieurs fois en Afghanistan.

Comportement violent, cynique, morbide et quasi suicidaire

Sur les théâtres de guerre, Ratten se sent toujours bien : il n’a peur de rien, prend du galon, est plusieurs fois décoré. Mais, au retour en France, sitôt qu’il est désarmé, un malaise chaque fois plus profond l’étreint. Il s’isole, n’a plus goût à rien, se montre souvent violent et espère repartir au plus vite pour que cessent les insomnies et les sueurs froides. En 2008, au Kosovo, Ratten et ses hommes, censés protéger le tribunal de Mitrovica des assauts de manifestants serbes, sont pris dans une scène de guérilla urbaine, cinq heures à essuyer des tirs de grenades et de cocktails Molotov qui feront 20 blessés parmi les militaires français. Il en revient plus marqué encore, se sentant responsable de ces gamins amochés qui n’ont pas 20 ans, se repassant perpétuellement la scène. Il s’alcoolise, peine à s’intéresser à son petit garçon, né pendant qu’il était en opex, est condamné pour violences commises sur sa femme. Mais il repart tout de même pour l’Afghanistan, une fois, deux fois, puis au Mali, et prend au combat tant de risques que son comportement, cynique, morbide et quasi suicidaire, alerte enfin le commandement.

Je devenais un fantôme (…) Je ne sais rien faire d’autre que me battre…

Après vingt ans à avoir tant bien que mal dissimulé ses errances psychiques, Ratten le bon soldat est hospitalisé en 2012 pour un syndrome post-traumatique très sévère. « Quand j’ai été déclaré inapte, j’ai pleuré, dit-il. Je devenais un fantôme. À force, le sergent avait pris la place de l’homme, vous comprenez ? Je ne sais rien faire d’autre que me battre… Aujourd’hui encore, je vois un psy tous les quinze jours, je prends des cachets, mais je n’arrive pas à dormir ni à vivre normalement. Je suis comme au combat en permanence, sans cesse sur le qui-vive, sursautant au moindre bruit, même en présence de mon fils. Voilà ce que l’armée a fait de moi. »

Ratten ne repartira jamais en opération extérieure. En 2014, il a été pris en charge par la Cabat et envoyé dans le premier stage de réinsertion destiné aux blessés psychiques. Là-bas, il a rencontré d’autres soldats, gradés ou non, souffrant comme lui de nuits blanches, d’hypervigilance et d’alcoolisme, incapables de mener une vie ordinaire et désirant de toutes leurs forces quitter l’institution militaire. Là-bas, il a compris qu’il n’était pas fou, mais simplement blessé. Et qu’ils étaient innombrables dans son cas : l’équivalent d’un régiment entier, probablement définitivement perdu pour l’armée française.

Source Le Point

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Cette entrée a été publiée le février 23, 2016 par dans Afghanistan, Forces Spéciales.
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